Asynchrone

lundi, octobre 02, 2006

Pourquoi est-ce difficile de critiquer l'Islam?

Trois points de vue
Par Marc SEMO, Pascal RICHE

Liberation.fr : Samedi 30 septembre 2006 - 06:00

Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS
«Certains jouent à chatouiller la fatwa»

«Il y a d'abord une question de perception. Quand on évoque les réactions des musulmans, de quoi parle-t-on exactement ? A Berlin, l'opéra de Mozart a été annulé après seulement un coup de téléphone d'avertissement, et il y a eu quelques dizaines de menaces, notamment sur Internet, contre l'article de Robert Redeker dans le Figaro. L'affaire de la publication des caricatures de Mahomet dans un quotidien danois en septembre 2005 a mis plus de trois mois à démarrer, à l'initiative de deux imams de Copenhague. A chaque fois, il s'agit de quelques individus qui jettent de l'huile sur le feu, et, du moins en Europe, les organisations musulmanes s'efforcent plutôt de calmer le jeu avec de grandes déclarations emberlificotées sur le respect mutuel et contre le blasphème. Si l'on s'en tient aux seuls pays occidentaux, il faut bien admettre qu'il s'agit de tempêtes dans un verre d'eau. En évoquant la réaction des musulmans, personne n'essaie donc de déconstruire une certaine image de l'islam et des musulmans vivant en Occident. On parle d'une communauté de millions de personnes prêts à descendre dans les rues alors que cette communauté n'existe pas. Il y a, en revanche, une population musulmane largement apathique. Les problèmes pour la liberté de critique de l'islam sont créés par un certain nombre d'extrémistes. C'est un danger, mais il ne faut pas en exagérer les proportions. Le groupe qui a assassiné le cinéaste néerlandais Theo Van Gogh était tout au plus composé d'une quinzaine de membres. Certes, quinze personnes peuvent s'organiser pour tuer ou saboter un spectacle ou encore lancer un cocktail Molotov dans une réunion. S'il y a bien un risque sécuritaire, il reste limité et se réduit à un problème de police. Je ne suis pas convaincu quant au danger d'une autocensure croissante. On voit au contraire se multiplier des attaques polémiques contre l'islam souvent ignorantes et qui frisent parfois l'imbécillité. Certains jouent délibérément à chatouiller la fatwa. La provocation est certes une vieille tradition française depuis les anars jusqu'aux situationnistes en passant par les surréalistes ; mais il ne faut pas ensuite s'étonner des réactions qu'elles peuvent déchaîner. Des organisations musulmanes réagissent en tentant de faire reconnaître le blasphème par la loi, mais cela est sans espoir dans un pays laïque comme la France. Mais d'autres groupes religieux sont engagés dans un combat similaire.»


Caroline Fourest, journaliste, auteure de «la Tentation obscurantiste» (1)
«La paranoïa est entretenue»

«Rester un esprit libre, c'est de plus en plus prendre le risque de recevoir des coups de tous les côtés. Je ne parle même pas du monde arabo-musulman, où nombre de régimes, à commencer par la Syrie et l'Iran, entretiennent délibérément la paranoïa de leur population afin de capitaliser à leur profit la mobilisation face à tout ce qui peut être ressenti comme une attaque de l'islam. Même en Occident, l'espace de la critique se réduit et le climat devient lourd. Nous sommes passés d'une affaire Rushdie tous les dix ans à une affaire Rushdie tous les ans, voire maintenant quasiment tous les mois. A l'époque, quand l'ayatollah Khomeiny lança sa fatwa contre l'écrivain, la gauche était soudée pour défendre la liberté d'expression et le droit d'offenser les religions. Aujourd'hui, elle est divisée de peur d'apparaître islamophobe ou raciste. Concrètement, cela veut dire aujourd'hui que, si vous êtes un intellectuel de culture ou de confession musulmane, toute critique envers le religieux vous vaudra l'accusation d'être un traître. Si vous n'êtes pas musulman, on vous soupçonnera ­ ou on vous accusera ­ de racisme, quand bien même vous travaillez sur tous les intégrismes. D'où une autocensure croissante. A Charlie Hebdo, nous sommes en procès avec trois associations qui ont porté plainte contre nous pour avoir publié les caricatures de Mahomet. Si nous sommes finalement condamnés, je ne vois pas quel journal prendra après un risque similaire. Chez certains, il y a aussi la peur. Les embrasements de l'opinion arabo-musulmane sur ces thèmes ne sont jamais spontanés, comme on l'a vu lors de l'affaire des caricatures où la campagne a été menée pendant des mois par des groupes très structurés. A l'époque de l'affaire Rushdie, il fallait qu'un dignitaire religieux de renom comme l'ayatollah Khomeiny entre en lice pour être entendu au niveau mondial. Maintenant, avec l'Internet, n'importe quel dingue peut émettre une condamnation qui sera reprise à son compte n'importe où ailleurs sur la Toile par un autre dingue. Dans de telles affaires, le blasphémateur ou celui qui a émis une parole provocante n'est jamais quelqu'un qui émet une parole avec laquelle on est entièrement d'accord, ni nécessairement quelqu'un de sympathique. Mais il faut les soutenir et tenir, car autrement l'autocensure ne fera que se renforcer encore.»
(1) Grasset, 2005.


Tariq Ramadan, enseignant à l'université d'Oxford
«Les provocations empêchent le débat»

«Deux facteurs ont avivé ces tensions ces dernières années. Le premier, c'est le contexte global de lutte contre le terrorisme, qui a amplifié, dans le monde musulman, l'impression qu'à travers les radicaux on s'en prenait à l'islam. C'est peut-être faux, mais c'est une impression vécue quotidiennement et qui a fini par s'inscrire dans le réel. Le second facteur, c'est la rapidité de la transmission des informations. Elle conduit à des mauvaises interprétations, comme ce fut le cas dans l'épisode du pape à Ratisbonne : cela a entraîné des réactions à chaud sur un bout de phrase sorti du contexte.

Nous vivons actuellement une période d'intense sensibilité dans le monde musulman. Les gens ont l'impression d'être l'objet de critiques et de stigmatisations continuelles. Même s'il faut être très prudent avec l'usage du mot "islamophobie", il est clair que beaucoup de musulmans ont le sentiment d'être l'objet d'un nouveau type de racisme. Beaucoup réagissent sur le registre de l'émotion et de la passion, d'où tous ces événements à répétition. Dans toutes les critiques adressées au monde musulman, certaines sont pourtant légitimes, et il faudrait y répondre. Le problème, c'est que des provocations, des attaques grossières, empêchent un débat raisonnable sur l'islam. Elles poussent tout le monde vers l'émotion, vers la perte de contrôle du discours. Je ne vise pas ici la mise en scène d' Idoménée [à Berlin, ndlr], qui relève de la création artistique : l'opéra n'avait aucune raison d'être déprogrammé. Je vise les intellectuels qui jouent la provocation à dessein.

Le prof de philo doit bien sûr être libre d'écrire ce qu'il veut dans le Figaro, m ais il faut savoir ce que l'on veut : il a signé un texte stupidement provocateur, et il faut se demander quelle est l'intention qui se cache derrière. Il ne s'agit pas d'une maladresse : l'auteur sait ce qu'il fait, il sait que sa démarche s'inscrit dans une période de tension extrêmement grave. Il n'aide pas à réduire cette tension. Lorsque ces intellectuels attaquent l'islam par provocation, ils ne cherchent qu'à confirmer, grâce aux réactions suscitées, leurs thèses. Ils provoquent à dessein des réactions enflammées, et peuvent ensuite dire : "Vous voyez, il y a une incompatibilité entre l'islam et l'occident !" Ce faisant, ils n'aident pas ceux qui essayent d'appeler les musulmans à accepter la critique, l'autocritique et le débat.»



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