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mercredi, février 13, 2008

Déontologie : une inflation de textes censés garantir les bonnes pratiques

LE MONDE ECONOMIE | 11.02.08 | 14h50 • Mis à jour le 13.02.08 | 09h55

Ebranlées dans leurs certitudes, leurs organisations et par les crises qui ont précédé celle-ci - déprime économique après la guerre du Golfe après 1991, éclatement de la bulle Internet après 2001 -, les grandes entreprises mondiales ont multiplié, à partir du milieu des années 1990, les "chartes éthiques", "codes de conduite", listes de "principes et valeurs", censés encadrer les pratiques quotidiennes de leurs employés au-delà des obligations réglementaires. Toute crise s'accompagnant de scandales (Crédit lyonnais, Enron, Vivendi...), les entreprises ont aussi adopté des "principes de gouvernance" visant à mieux contrôler les décisions des dirigeants, en précisant le rôle des différents organes sociaux de l'entreprise (conseil d'administration, assemblée générale). Et chaque nouvelle crise ou scandale vient bien sûr mettre en lumière les failles des solutions mises en oeuvre pour résoudre la précédente.

Pourquoi, par exemple, les salariés ne respectent-ils pas les codes de conduite censés préserver l'entreprise des comportements fautifs, voire délictueux ? La sociologue Anne Salmon, chercheuse au Centre d'étude et de recherche sur les risques et les vulnérabilités (Cerrev, université de Caen) et auteure de La Tentation éthique du capitalisme (La Découverte), a interrogé employés et salariés d'une grande entreprise du secteur de l'énergie pour le comprendre. "Lorsqu'une entreprise élabore une charte, elle consulte, dans le meilleur des cas, les salariés, et rassemble facilement un consensus autour de valeurs emblématiques spontanées : honnêteté, discernement, service du client, etc." Mais, lorsque le document revient sous forme élaborée, il est immédiatement confronté par les salariés aux conditions de travail et à l'organisation réelle de l'entreprise. La sociologue classe les réactions qu'elle a enregistrées en trois catégories : "Ça ne concerne pas nos pratiques, mais celles des autres" ; "La direction, la hiérarchie, ne se conforment même pas à leur propre charte" ; "Je n'observe le code que lorsqu'un contrôle survient ; après, je retourne à ma pratique habituelle."

AMBIGUÏTÉ

Le malentendu provient souvent de l'ambiguïté du texte, parfois au présent ("voici les valeurs que respecte notre entreprise"), parfois au futur ("voilà ce à quoi l'entreprise aspire"). Dans le premier cas, la confrontation au réel laisse place au doute, voire au soupçon de mensonge ; dans le second, tout dépend de la confiance que le salarié a dans la capacité de la direction à donner les moyens d'assumer ses objectifs. "La question qui se pose immédiatement, c'est : si j'agis conformément à la charte, ma hiérarchie va-t-elle me récompenser, ou me punir ?", remarque Mme Salmon.

Dans une étude menée sur les documents de 40 grandes sociétés françaises, le cabinet Alpha Etudes note que le vocabulaire employé est précis quand il s'agit des sujets abordés (droits de l'homme, environnement, esclavage), mais flou quand il s'agit des verbes, de l'action à mener (souhaite, considère, vise à, encourage). "Le flou de la formulation protège l'entreprise d'obligations trop précises", notent les auteurs, qui soulignent que moins d'une entreprise sur cinq formule des objectifs "précis et mesurables".

De plus, ces codes s'inscrivent dans le contexte d'une multiplication des normes (démarche qualité, normes ISO, directives européennes...) et des objectifs, qui donnent tous lieu à "reporting", tableaux de bord, indicateurs, etc., que le management de l'entreprise ne hiérarchise guère. Dans ces conditions, le salarié a tendance à choisir parmi les normes disponibles celle qui lui convient le plus ou qui lui permet de se justifier. C'est ainsi qu'un trader peut être amené à choisir la "performance" plutôt que la "conformité aux règles de contrôle" ! Ce qui renvoie in fine à la "conscience professionnelle" de chacun.

D'autant que l'individualisation croissante des organisations - via la rémunération à la performance, l'autonomie des tâches, l'évaluation annuelle de chaque salarié - fragilise la fonction de contrôle qu'exerçait traditionnellement le collectif de travail. La réprimande du groupe, lorsque les règles professionnelles ne sont pas respectées, a plus de poids que la sanction hiérarchique. "Mais les salariés sont, ou se représentent, comme de plus en plus isolés, note Mme Salmon. Dans les documents d'entreprise, la seule collectivité représentée, à côté de photos de magnifiques usines vides, est la direction !"

Le management des entreprises est de plus en plus conscient de ces limites, comme l'indique la montée de la notion de risque éthique dans les rapports des auditeurs. Pour François Fatoux, délégué général de l'Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises, "la tendance est à la formalisation des engagements éthiques et des bonnes pratiques dans des accords signés avec les organisations syndicales au niveau européen ou international", afin de faire du contrôle des risques un objet de négociation. Comme le note Bernard Colasse, professeur à l'université Paris-Dauphine, "l'entreprise ne peut rejeter la responsabilité du risque sur l'éthique d'un individu, parce que cette éthique n'est pas le propre d'un individu, mais le résultat d'un système".

Antoine Reverchon
Article paru dans l'édition du 12.02.08.